16 – MORT DE JUPITER

— Place au théâtre, s’il vous plaît. Allons, monsieur Jim, place au théâtre.

— Ce n’est pas une raison pour me bousculer…

— Dame, monsieur Jim, si vous croyez que c’est facile de remuer des décors de six mètres dans votre arrière-coulisse.

— Allez toujours.

— On y va, on y va.

M. Jim, puisque tel était le nom du personnage, se recula contre la muraille pour laisser passer le groupe des machinistes qui se précipitaient vers la scène. Aussi bien ce n’était pas le moment de bavarder, puisqu’on effectuait le changement à vue.

M. Jim, gros homme apoplectique, au visage imberbe et aux yeux clignotants, n’avait pas, d’une bourrade dans le dos, salué le passage du dernier machiniste, – il était bien avec tout le monde, monsieur Jim, familier avec tous ses subordonnés, – qu’il était à nouveau interpellé :

— Eh bien, mon cher régisseur ?

M. Jim, cette fois, se courba en une révérence qui prouvait qu’il avait interprété jadis, au temps où il était acteur, le répertoire classique.

— Diva, murmura-t-il, vous êtes ce soir encore plus capiteuse que d’habitude.

— Vous êtes galant. Jim. On ne peut jamais vous aborder sans vous trouver prêt à faire des compliments. Je suis comme tous les jours.

— Non, non, Diva, ou plutôt oui, car chaque jour vous trouvez moyen d’être plus belle que la veille.

— C’est une déclaration ?

— Oh ! je ne me permettrais pas.

L’artiste qui s’entretenait avec M. Jim, le régisseur, se faufilait le long des portants, alla coller l’œil à un trou du manteau d’arlequin…

— Belle salle.

— Très belle salle. Nous avons une presse du tonnerre, à l’occasion de votre arrivée et ça m’a l’air d’avoir porté. C’est la première fois que vous venez au Natal ?

— Oui, monsieur Jim.

— Eh bien ! vous y reviendrez, vous verrez, quand on a goûté à l’excellent public de Durban, on ne peut plus y renoncer. Vous allez voir cette avalanche de fleurs tout à l’heure dans votre loge.

« Allez ! allez ! faisait M. Jim, qui, à l’entrée des portants donnant sur le plateau, examinait une par une les danseuses qui s’apprêtaient à paraître devant le public.

Il rajustait un bouton, pinçait les plis d’une robe de gaze, disposait un nœud, vérifiait les rubans des sandales…

— Allez, allez, vous êtes jolies à ravir, toutes plus les unes que les autres, cela va être un triomphe.

L’une des petites ballerines s’informait :

— Dites, monsieur Jim, le public est bon, ce soir ?

— Très bon, mes enfants, très bon, chaud en diable. Il ne demande qu’à claquer des mains. Tous les fonctionnaires sont là et beaucoup des gens du veld.

Étrange public que le public qui se pressait dans la salle du théâtre de Durban. À l’orchestre, dont les rangs étaient bondés, on se fût cru, n’eussent été certains détails de l’habillement des spectateurs, dans une salle de théâtre européenne. Les privilégiés, en effet, qui s’asseyaient aux fauteuils d’orchestre, appartenaient tous, ou à peu près, au monde officiel de Durban. C’étaient des fonctionnaires, dont la plupart étaient accompagnés de leurs femmes, qui étaient venus se réjouir du spectacle offert et bien trop rare à leur gré. Ceux-là portaient l’habit ou le smoking, tenaient à la main des gants blancs… Et seul détail qui précisait que l’on avait à faire à des coloniaux, ils tenaient, au lieu du claque ou du chapeau haut de forme, le casque de liège, sur les genoux. Les places dont le prix était moins élevé étaient en effet à peu près exclusivement occupées par ce que M. Jim appelait, un peu dédaigneusement, les gens du veld.

Il y avait là de gros fermiers, des gardiens de troupeaux, de rudes cavaliers, des chercheurs d’or, venus au spectacle dans leur accoutrement ordinaire : grand chapeau de feutre, veste courte, cartouchière en bandoulière.

C’était d’ailleurs, ainsi que l’avait dit M. Jim, un excellent public. Les fonctionnaires qui crevaient d’ennui ne demandaient qu’à s’amuser, quant aux gens du veld, tels des enfants, émerveillés de tout, ils trouvaient tout superbe, délicieux, amusant au possible.

En sourdine, la musique attaqua un air, l’orchestre joua une ritournelle, le ballet développa ses méandres compliqués et gracieux. Dans la salle l’enthousiasme atteignit son comble :

— Oh ! délicieux !

— Exquis !

— Une vision de rêves !

M. Jim, qui aimait son métier, qui l’aimait de passion, n’avait pas besoin, lui, de regarder la scène pour savoir ce qui s’y passait.

C’était le moment où les ballerines, deux par deux, se rangeaient, cour et jardin, en des poses soigneusement étudiées, pour laisser l’entrée sensationnelle de la Diva s’accomplir sous le feu des projecteurs.

Tout était au point. Le tonnerre des applaudissements allait éclater. Mais que se passait il ?

***

Jupiter fuyait comme une bête traquée, les coudes au corps, le visage grimaçant, un souffle rauque, haletant, s’échappant de sa poitrine en feu.

Où allait-il ? Il n’en savait rien lui-même.

De toute la vitesse de ses jambes musclées il fonçait droit devant lui, sans but, sans même avoir conscience de la direction qu’il suivait.

De temps à autre, d’ailleurs, il tournait la tête, espérant avoir distancé ses poursuivants.

Hélas ! il les apercevait à peu de distance, galopant sur ces traces, et chaque fois qu’il paraissait faiblir, il entendait leurs cris, leurs hurlements :

— À mort, à l’assassin, arrêtez-le !

Jupiter n’en fuyait que plus vite… La lutte n’était pas égale.

Jupiter avait quitté la ferme de Laetitia ayant, au plus, quinze vengeurs derrière lui. Un quart d’heure après, aux portes de Durban, il y avait plus de cent justiciers à ses trousses.

Où trouver un refuge ?

Minuit sonnait. Rues vides, pas de tramways ni de voitures.

Les cris redoublaient dans son dos.

Brusquement, avec un crochet comparable à celui que fait la bête traquée par une meute, Jupiter tourna sur la droite. Il quitta la grand-rue, coupa des ruelles, puis déboucha sur une énorme place…

À moins de trente mètres derrière lui, on se précipitait :

— À mort !… à mort…

Jupiter traversa la place où il venait d’arriver en une course insensée.

Il pensait trouver une rue.

Soudainement, il changea d’avis.

Comme il longeait le trottoir, il aperçut une porte entrebâillée.

Perdant la tête, il entra dans le couloir sur lequel s’ouvrait cette porte et galopant toujours, il le suivit.

En quelques secondes, le noir monta des marches, tourna en d’étroits corridors, puis, lancé comme un boulet, il pénétra dans une sorte de pièce que tout d’abord il n’identifiait pas… Jupiter franchissait encore quelques mètres, et, devait s’arrêter, soudain, étourdi ! aveuglé ! ahuri !

Devant lui le sol manquait…

Devant lui mille lumières s’allumaient !

Et quand il ouvrait les yeux, il était aveuglé par une lueur éblouissante…

D’ailleurs, tandis qu’il titubait, il entendit des hurlements d’effroi poussés tout près de lui :

— Au secours !…

— C’est un fou…

— À l’aide !…

— Au secours…

Et de l’autre côté du cordon de feu qu’il apercevait à ses pieds, Jupiter voyait encore dans le brouillard rouge de ses yeux congestionnés toute une foule houleuse, qui se dressait et qui vociférait :

— Au secours ! à l’aide !…

— Qu’est-ce qui se passe ?…

— Qu’est-ce que c’est ?…

— À l’assassin !

Jupiter, interdit tout d’abord, s’était arrêté une seconde, immobile. Soudain, il comprit.

Il se trouvait dans un théâtre, sur la scène, face aux spectateurs. La rampe brûlait à ses pieds, le projecteur qui l’éblouissait… La foule hurlante, c’était la foule des spectateurs, les cris qui retentissaient à ses oreilles étaient les cris des acteurs affolés.

Tournant sur ses talons, Jupiter pensa rebrousser chemin. Mais dans l’état d’affolement où il se trouvait, il n’était plus en état de retrouver le passage. Il était arrivé sur le plateau, venait du fond des coulisses, tout naturellement. Maintenant il se cognait dans les décors.

Sans mot dire, haletant, Jupiter tourna tout autour de la scène. Il revint à la rampe et trébucha, brusquement dans le trou du souffleur, mais ce dernier, en toute hâte, le ferma sur sa tête.

Jupiter se jeta à droite dans l’espoir de sauter dans les loges. Mais aussitôt, avec un claquement sec, une détonation retentit, cependant que des cris se précisaient :

— À mort, à mort, tuez-le, tuez-le !

Jupiter, une fois encore voulut revenir en arrière. Quittant le bord du plateau, il pensa se rejeter dans les coulisses.

Le malheureux noir n’avait pas fait deux pas qu’il se heurtait à une muraille, une muraille qui descendait lentement, qui bientôt collait au sol.

On venait de baisser le rideau de fer. Jupiter était prisonnier.

***

— Mais que se passe-t-il ? que se passe-t-il ?

— Place, place.

— Mais monsieur.

— Hé, laissez-nous donc passer.

— Au secours… au secours…

— Je vous dis que c’est un noir !…

— Mais d’où vient-il ?

— Il a tué une vieille femme…

— Comment est-il entré ?…

— Nous le poursuivons depuis près d’une heure !…

Dans la salle, parmi le public, alors que l’émotion était à son comble et que l’on attendait l’entrée de la diva pour les pas savants du ballet, on avait vu soudain, surgir le malheureux Jupiter.

Puis la salle avait été envahie par ceux qui le poursuivaient.

À présent, le pauvre noir, lamentablement, se jetait contre le rideau de fer et, à coups de poings et coups de pieds, perdant complètement la tête, s’efforçait de l’enfoncer.

Dans la salle, les cris redoublaient :

— À mort. À mort !

— Tuez-le !

— Tuez-le !

Et déjà les balles sifflaient, allant s’aplatir avec un bruit sourd autour du malheureux Jupiter…

Encore quelques secondes et le drame allait être accompli.

Une voix très calme cria :

— Attention, gentlemen, ne le tuez pas d’un coup. En détail. Tuez-le en détail, les bras, les jambes d’abord. Au cœur ensuite. Il a torturé une vieille femme.

On suivit ce conseil.

— Au bras !

— À la jambe !

— À l’épaule droite !

Les balles portaient.

La plainte sourde, affolante du noir, continua quelques minutes encore, puis une balle dut atteindre le malheureux en plein cœur, on vit son corps s’agiter dans un dernier soubresaut, se roidir, puis s’abandonner. Jupiter était mort.

Alors, subitement, comme si la mort du malheureux avait été un signal attendu de tous, les cris, les clameurs cessèrent.

Tous les meurtriers, les tortionnaires, se regardèrent en souriant.

Et seul peut-être, demeuré en haut de l’allée du parterre, cramponné à l’une des colonnes soutenant les loges de balcon, ayant assisté, impuissant à toute cette scène d’horreur, un homme grinçait des dents, serrait les poings et soudain, d’une voix blanche, criait :

— Misérables ! ah ! misérables !

Cet homme-là, c’était Jérôme Fandor…

— Bien parlé. C’était un misérable.

— Nous avons fait justice !…

Alors, Fandor, courbant la tête, s’en fut, atterré. Nul n’avait compris son cri de révolte.